La nouvelle vient de tomber : Nicolas Hulot, ministre français de l’Écologie, démissionne du gouvernement. Ce baisser de rideau, témoin de l’impossibilité à faire face seul aux challenges environnementaux et sociétaux dans un monde régi par le libéralisme, est symptomatique du sentiment d’impuissance ressenti par beaucoup d’entre nous. Alors voilà : moi aussi, je veux passer mon coup de gueule.

C’est probablement très égoïste, mais je ne peux m’empêcher de faire le parallèle entre le départ de Nicolas Hulot et ma propre expérience. Savez-vous pourquoi j’ai laissé ce blog en friche ? La raison est liée, indirectement, aux mêmes raisons qui ont poussé notre ex-ministre à prendre le large : j’ai été salariée (sous-entendu « bridée dans mes décisions »). Et pas n’importe où : dans une agence web. Quel est le rapport, me direz-vous ? Cela faisait longtemps que j’hésitais à relater cette expérience, et pourtant j’en ressens la nécessité aujourd’hui.

La dégringolade en agence web

J’ai plongé au cœur du capitalisme et du management 2.0, à la mode open-space et apéros sans fin, ciment fragile d’une bonne ambiance aussi fausse et clinquante que les dents en or d’un pirate. Je n’ai jamais vu autant de médisance ni de pleurs dans un espace aussi restreint. J’ai entendu tellement de gens se tirer dans les pattes, gratuitement, juste pour le plaisir de faire mal ou de s’arroger les faveurs de leur manager, que j’en suis venue à me demander si l’Homme était vraiment capable de bonté et de bienveillance.

Je crois que j’ai éclaté en larmes pour la première fois quelques mois seulement après mon arrivée : j’ai été surchargée de travail, car mon entreprise n’arrivait pas à recruter de binôme pour moi mais continuait à accepter les commandes. J’ai géré jusqu’à 8 clients en même temps, chacun ayant son lot d’articles, de livres blancs, d’infographies et de newsletters mensuels. C’était intenable. Quand je rentrais chez moi, à des heures tardives, je m’effondrai sur le canapé, incapable de penser, incapable de bloguer. J’avais vu trop de WordPress dans la journée pour vouloir en rajouter une couche. Ça a été la première pierre posée sur l’édifice de la saturation maximale.

La seconde fut le délitement du management, devenu de plus en plus intrusif, infantilisant et pourvoyeur de misère. Je me suis fait engueuler parce que j’avais placé une plante sur mon bureau dans l’open-space pour me cacher un peu des regards, moi qui ne suis pas à l’aise dans les environnements ouverts. Je n’avais pas le droit de faire du télétravail, bien que je n’avais besoin que de Google Drive et de mon PC portable, parce que l’on ne nous faisait pas confiance. J’ai été obligée de rédiger un email chaque fin de semaine pour transmettre les 3 plus et les 3 moins qu’il m’était arrivé dans la semaine, ainsi que l’apprentissage de la semaine, à mon manager. J’ai dû faire face à des injustices, moi qui était chargée de recruter des rédacteurs web freelances payés une misère (25 € l’article de 500 mots…), et qui me suis cassée les dents lorsque j’ai essayé de faire remonter leur rémunération lorsqu’ils faisaient du bon travail, car, voyez-vous « mais ce sujet est facile, y’a aucune raison d’augmenter sa rémunération sur cet article-là même s’il fait du bon travail ! ». Tenez-vous bien, sur les 13 clients que j’ai eus en charge, aucun n’était considéré comme « difficile ». Pourtant, on parle de stratégies de télémarketing, de formation du personnel enseignant de CFA, de systèmes de filtration d’une piscine ou encore de la transition énergétique des collectivités. J’ai souffert de voir ces freelances, plein de bonne volonté, travailler pour des clopinettes juste pour se constituer un nom et un portfolio. Ça me rendait malade d’être forcée de profiter ainsi de la misère humaine.

La troisième pierre fut la gestion des congés. Non contente de m’obliger à faire à l’avance tout le travail que j’aurai dû faire pendant mes prises de congés, résultant en des heures supplémentaires à la chaîne et en une arrivée en vacances sur les rotules, mon entreprise nous imposait deux semaines de congés forcées en plein mois d’août. Pour, je cite « que tout le monde revienne bien reposé en même temps ». Personnellement, j’en ai rien à faire que mon voisin de table soit reposé si moi je n’ai pas eu la possibilité de profiter comme je l’entendais des pauvres semaines de congés payés pour lesquelles je trimais le reste de l’année. Par ailleurs, à cause de cela, j’avais loupé un festival auquel je tenais énormément, car c’est mon sas de décompression annuelle. Il se déroulait deux semaines avant les congés « forcées ». Le jour où mes amis sont partis là-bas, sans moi, j’étais d’une humeur massacrante, et ma manager m’a dit « Mais pourquoi tu n’as pas posé une semaine de plus ? » et je lui ai répondu « Parce que je ne me vois pas survivre ici avec seulement deux semaines de repos sur 11 mois ». Je me suis rendu compte, en verbalisant ce simple fait, que je ne pouvais pas continuer comme cela. Je n’avais pas ma place, dans cette structure, et je me faisais mal en y restant.

La quatrième et dernière pierre fut que je me suis mise à réfléchir beaucoup plus profondément au sens du travail. Était-ce ainsi que j’allais continuer le reste de ma vie, à être désagréable envers mon conjoint à cause de la fatigue et de la frustration accumulées ? Était-ce bien normal de travailler une année entière pour qu’une entité extérieure à moi-même m’impose les seuls moments où j’avais le droit de profiter de la vie ? Était-ce normal que d’essorer les freelances et salariés pour fournir une confortable marge financière à une entreprise qui n’avait que faire d’une redistribution équitable ? Pourquoi acceptais-je une situation qui finissait par me dégoûter de travailler sur Zone-Blanche alors que j’avais passé des centaines d’heures à m’éclater sur ce projet personnel ?

La prise de conscience

Je suis extrêmement reconnaissante envers plusieurs personnes de cette entreprise pour m’avoir permis de discuter de tout cela et de m’ouvrir les yeux sur le non-sens qui y régnait. J’avais tout simplement mis les pieds dans l’essence même du capitalisme inconsidéré. Nous étions tous victimes, hiérarchie y compris. Chacun essayait de trouver un sens et de tirer son épingle du jeu : ceux qui avaient un semblant de pouvoir devenaient tyrannie et mesquinerie pour asseoir leur position. Ceux qui étaient en bas de l’échelle courbaient le dos et se répétaient que demain sera un jour meilleur, et puis que, de toute façon, les agences web, c’est juste un marchepied vers l’annonceur. Comme un bizutage forcé au sortir de l’école, avant d’être accepté dans le monde des grands. Et pourtant, peu d’entre nous semblaient voir la « big picture », le problème latent plus grand encore à l’échelle de l’Humanité entière, qui déshumanisait le travail, et intrinsèquement notre rapport aux problèmes environnementaux qui ne peuvent trouver de solution sans un bouleversement total des règles du marché.

Un acte de sincérité avec moi-même

C’est donc autant par amour pour ma planète que pour moi-même que je suis partie de cette entité destructrice et ô combien symptomatique de la dérive du monde actuel. Oh, cela n’a pas été facile, mais après 6 mois de négociations, j’ai largué les amarres et suis partie, libre. D’autres ont fait la même chose. À l’image de Nicolas Hulot, les quelques « rescapés » que nous sommes se sont rendu compte de la futilité de leur quête de changement à l’intérieur même du monstre que nous pensions pouvoir changer, en bien. Nous sommes chacun partis de notre côté, espérant trouver un moyen plus propice de participer à ce changement si vital pour la planète. La première chose que j’ai faite, c’était acheter une place pour aller au festival que j’avais loupé deux ans de suite à cause de mon ex-entreprise (et il était FANTASTIQUE !).

De mon côté, c’est avec joie que je peux annoncer que je suis devenue chef de moi-même, comme j’aime si bien le décrire. Je suis freelance depuis le 1er avril 2018, et je continue à faire le même métier, chef de projet éditorial web, avec beaucoup plus de joie et de bonne volonté (et d’ailleurs – instant pub – voici mon site pro !). J’ai retrouvé une vie équilibrée, certes moins stable et avec une vision financière sur le long terme quasi nulle, mais je m’en contente fort bien. Car je suis en contrepartie libre de dire non. Libre de partir quand j’en ai besoin. Libre de finir de travailler à 14h si c’est mon souhait. Libre de mettre une plante sur mon bureau. D’aucuns trouveraient que je me suis enfuie et que, maintenant que j’oeuvre seule, j’ai encore moins d’impact sur le monde qui m’entoure. Pourtant, rien n’est plus faux.

Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux

J’ai rejoint une véritable légion de freelances, entité qui ne fait que grossir jour après jour. Tandis que j’oeuvre seule, personne n’exploite mes compétences sur mon dos pour faire du bénéfice au point de m’en rendre malade. Et plus nous sommes nombreux à œuvrer seuls, plus nous avons de poids pour créer nos règles à nous. Nous croyons en la fin du servage, où quelques-uns s’enrichissent et obligent la majorité à vivre au jour le jour, en craignant le courroux du haut-seigneur. Seuls, nous avançons pourtant ensemble, et plus loin.

« Le servage désigne la condition de quiconque est tenu par la loi, la coutume ou un accord, de vivre et de travailler sur une terre appartenant à une autre personne et de fournir à cette autre personne, contre rémunération ou gratuitement, certains services déterminés, sans pouvoir changer sa condition. »

Wikipédia

J’ai la certitude qu’en sortant de ce système encensé et pourtant archaïque, qui existe depuis le Moyen-Âge, je participe à un mouvement plus vaste de la libération de l’être humain vis-à-vis des chaînes que lui a imposé le capitalisme. C’est pour moi le premier pas à faire pour la sauvegarde de notre planète. Je rencontre d’autres freelances, même si je travaille en solo. Beaucoup sont plus matures sur le sujet que la plupart des salariés, qui souffrent de leur CDI en œillères, avec pour carotte leur salaire. Ils ont compris que leur indépendance leur donnait un pouvoir plus grand que la stabilité : celui de pouvoir dire « non » à des pratiques destructrices pour la Terre.

Il n’y a pas de honte à démissionner d’un système qui est malade. Ce n’est pas une abdication : c’est une reconnaissance salutaire que la marge de manoeuvre dont on a besoin n’est pas forcément là où se trouve le pouvoir en place. Car, comme tout pouvoir, il peut être renversé.

Et pourtant, il est déjà trop tard.

Crédit photo : © lassedesignen / stock.adobe.com
Crédit icônes : Icons8